1 – AU RENDEZ-VOUS DES AMINCHES

— Un saladier de rouge, père Korn !

La voix éraillée de la grande Ernestine dominait avec peine le tumulte du cabaret enfumé dans lequel les familiers de l’établissement se trouvaient réunis, comme d’habitude.

— Du rouge et du bon ! précisa la pierreuse, forte fille blonde, aux yeux cernés, aux traits fatigués.

Le père Korn avait bien entendu, mais il faisait la sourde oreille.

C’était un colosse chauve et moustachu, continuellement dressé derrière son comptoir comme derrière une barrière.

Le père Korn, à ce moment, barbotait de ses deux bras velus, dont les manches étaient relevées jusqu’au coude, dans une bassine d’eau tiède destinée au rapide nettoyage des verres et des cuillères.

Le cabaret Au rendez-vous des Aminches, était composé de deux salles. La pièce la plus convenable donnait sur le boulevard de la Chapelle, on y servait à boire et à manger. Mme Korn la surveillait... Si l’on franchissait la porte du fond, on se trouvait dans la cour intérieure d’un immeuble à sept étages, puis, cette cour traversée, on atteignait une salle basse, mal éclairée qui donnait sur la rue de la Charbonnière, une des plus mal famées de l’arrondissement.

À un troisième appel, le père Korn, tout en faisant cliqueter sa vaisselle dans la bassine d’eau grasse, répondit du ton d’un homme bien décidé à ne pas se laisser faire :

— C’est deux lunes, raque d’avance !

D’un regard exercé le tenancier avait apprécié l’entourage de la fille : autour de la table se trouvaient deux ou trois jeunes gens aux visages pâles, dépenaillés. Ce n’étaient pas ces gaillards-là qui sauraient, le cas échéant, faire honneur aux commandes de la grande Ernestine.

Celle-ci comprit les inquiétudes du marchand de vin. Korn expliqua :

— Pas la peine de t’esquinter à me bourrer le crâne avec des histoires de l’autre monde. Moi, tu comprends, je m’en contrefiche de ton petit Mimile et de ses affaires ; possible qu’il parte demain au Bat’ d’Af’, c’est pas ce qui me garantit d’avoir de la braise ; j’ai dit deux francs, c’est deux francs, et tout de suite.

Ernestine, insistait en vain. Avec une rage mauvaise qui lui contractait la bouche, elle jeta au père Korn comme suprême injure :

— ... Et puis je ne discute plus avec une brute comme toi ; vrai, on a bien raison de dire que tu n’es pas patriote pour un sou. Le père et la mère Korn, tout le monde le sait dans le quartier, c’est des Allemands, des sales Pruscos...

Ernestine, vexée, embrassa l’assistance d’un coup d’œil circulaire. Personne n’allait lui venir en aide.

Un instant, elle eut l’idée de s’adresser à la Toulouche, installée sur le pas de la porte avec son étalage de portugaises et d’escargots. Mais la Toulouche, enfouie dans ses vieux châles, dormait à poings fermés.

Soudain, comme Ernestine se disposait à revenir à la charge, on entendit :

— Tu peux y aller, père Korn, c’est moi qui régale !

Deux ou trois consommateurs se retournèrent. Celui qui venait de parler, c’était le Sapeur.

On ne connaissait le Sapeur que sous ce sobriquet qu’il devait, disait-il, à un séjour de vingt ans d’Afrique, aux Compagnies, à Biribi, à Lambessa.

En voilà un qui avait peiné et sué la misère, en cassant les cailloux du gouvernement pour n’avoir pas voulu s’aplatir devant les gradés ! Un caractère, un tempérament, cet homme qu’il avait fallu libérer au bout de vingt ans sans avoir obtenu de lui la moindre soumission ! Souvent, le père Korn, lorsque, après boire, il était disposé aux confidences, avait déclaré qu’il en faudrait beaucoup comme lui pour le jour du grand chambardement.

Cependant, tandis qu’Ernestine cherchait une chaise, pour prendre place, par politesse, à côté du Sapeur, le compagnon de ce dernier se levait nonchalamment :

— Je suis trop très de la fenêtre, avait-il murmuré ; puis, sans autre explication, il s’était mêlé à un groupe d’individus, qui discutaient à voix basse au fond du cabaret.

— C’est Nonet..., dit le Sapeur.

Et comme la fille esquissait un geste vague :

— Tu sais bien, Nonet ?... un type qui revient de la Nouvelle ?... seulement il n’aime pas beaucoup se montrer. Il est interdit de séjour.

— J’comprends, dit la fille qui voulut à son tour fournir des renseignements sur Mimile.

Cependant Nonet, en traversant le cabaret, s’était quelques instants arrêté devant une jolie fille qui attendait quelqu’un.

— Alors, demanda Nonet, c’est-y encore pour le Carré que tu poses ce soir, Joséphine ?

Joséphine, yeux bleus et chevelure de jais, répondit sur un ton de reproche :

— Naturellement, c’est pas d’hier que je suis avec Loupart et c’est pas demain qu’il me lâchera...

— Tu sais, suggéra en souriant Nonet, des fois, quand la place sera libre...

— Non, mais, tu ne t’es pas regardé ?...

D’ailleurs, sans plus s’occuper de ce galant éventuel, la maîtresse de Loupart dit « Le Carré », le populaire apache de la Villette, ayant vérifié l’heure à la pendule au-dessus du comptoir, se leva soudain et sortit.

La jeune femme descendit rapidement la rue de la Charbonnière, suivit les boulevards jusqu’au métro Barbès. Parvenue à la hauteur du boulevard Magenta elle ralentit.

— Ma petite Jojo ?...

La pierreuse qui affectait depuis sa sortie du cabaret un air modeste et réservé venait de se rencontrer avec un gros monsieur à la face réjouie, à l’œil brillant... un seul... l’autre restait fermé ; une barbe grisonnante taillée en collier ceignait son visage ; coiffé d’un chapeau melon, la canne sous le bras.

Il interrogea en roulant des yeux tendres.

— Comme vous êtes tard ma Jojo adorée ?... encore ce vilain atelier qui fait veiller ses ouvrières ?

La maîtresse de l’apache Loupart réprima un sourire. L’atelier ?... en effet !

— Eh oui, m’sieu Martialle.

— Ne prononcez pas mon nom ici !... je suis presque dans mon quartier.

Il tirait sa montre...

— Quelle guigne... il va falloir que je rentre !... ma femme... mais vous savez Jojo jolie... ça tient toujours... huit heures quarante, gare de Lyon, quai n° 2, le rapide de Marseille... Soyez bien exacte... à huit heures et quart... Nous ne reviendrons que lundi... Et je passerai un beau dimanche d’amour avec la délicieuse mignonne qui consent enfin... la cruelle...

Le gros homme interrompit son discours. Un mendiant surgi de l’ombre l’importunait :

— Ayez pitié, mon bon monsieur...

— Donnez-lui quelque chose ? dit Joséphine.

Le vieil amoureux s’exécuta.

Il répéta minutieusement les détails du rendez-vous :

— Gare de Lyon... huit heures et quart... le train part à huit heures quarante. Je vous quitte, Jojo de mon cœur... Je vais être en retard... Rentrez vite chez votre mère... à samedi !

La maîtresse du Loupart attendit immobile la disparition au loin de son amoureux.

Haussant les épaules, elle tourna les talons, revint au rendez-vous des Aminches où sa table était gardée.

***

Au fond du cabaret, on discutait à voix basse, de choses mystérieuses.

Le Barbu, chef de la bande des Chiffres, menait la conversation, racontait les détails de la journée. Il revenait de la Cour d’Assises depuis quelques instants, le verdict avait été prononcé fort tard : les figés avaient collé dix ans de réclusion à Riboneau pour l’affaire du bourgeois de la rue de Calais.

La décision des magistrats déterminait une inquiétude stupéfaite dans l’auditoire. Ça n’était plus la règle du jeu. Au tarif habituel, pour le cas de Riboneau, on ramassait huit ans de travaux forcés et autant d’interdiction. C’était plus sévère en apparence et moins dur en réalité.

— Du reste, avait ajouté le Barbu, Riboneau va cavaler au rebecquetage.

Son avocat avait découvert un cas de cassation... On irait à Versailles et là, avec le jury rosse de la cité des riches on l’enverrait à la Nouvelle, ce qui vaut toujours mieux que la centrale.

— Hé ! dit quelqu’un, pensez si les « curieux » le connaissent, tout de même, ce sacré Riboneau ! dire qu’il a déjà atteint le numéro sept !

Du tapage venait de dehors, c’était une rumeur sourde allant en grandissant. Des bruits de pas précipités se succédaient, entremêlés de cris aigus, de jurons. Des portes dans la rue claquèrent brutalement ; on entendit tomber des vitres, quelques détonations, puis la galopade reprit.

Le père Korn, abandonnant son comptoir était prudemment venu se poster devant l’entrée de l’établissement, il se tenait prêt à interdire l’accès du cabaret à quiconque voudrait y pénétrer.

— La rafle ! avait-il annoncé à mi-voix...

Curieux et amusés, satisfaits d’être en sécurité, les consommateurs suivirent avec attention ce qui se passait dehors. C’était d’abord la course angoissée des pierreuses, abandonnées de leurs sinistres protecteurs, qui s’enfuyaient éperdument à la recherche d’un abri.

Puis les bruits s’atténuèrent et la rue de la Charbonnière ne tarda pas à reprendre son aspect habituel.

— Finalement, s’écria le père Korn, les flics ont chauffé Bouzille, un point, c’est tout !...

Les consommateurs répondirent à l’hilarité du débitant. La prise du vieux chemineau inoffensif qui, perpétuellement, faisait la navette entre Fresnes et la Chapelle, en passant par les Halles, était une capture bien digne de ridiculiser la police. Bouzille ne se cachait pas qu’il lui fallait chaque année à l’entrée de l’hiver six mois de taule pour soigner ses douleurs !

La rafle avait crée assez d’agitation dans le cabaret pour laisser inaperçue l’entrée du Tonnelier. Il s’était glissé vers la table occupée par le Barbu et déjà, le prenant à part, commençait à lui dire :

— La grosse affaire sera pour la fin de la semaine ; j’arrive du quai... et en passant sur le Magenta, j’ai vu la Joséphine en grande conversation avec le client de luxe. Alors, j’ai fait le mendiant pour les entendre dégoiser. La gerce au Loupart était de mèche...

Mais brusquement il s’arrêta. Le barbu avait cligné de l’œil.

Au surplus, l’attention générale se concentrait sur l’entrée du cabaret, la grande entrée donnant sur la rue. La porte s’était ouverte avec fracas et Loupart dit le Carré, l’amant de la jolie Joséphine, faisait son apparition, l’œil brillant, la lèvre souriante sous la fine moustache en crocs.. Loupart arrivait encadré de deux agents de police !

— Ça, par exemple, observa quelqu’un, c’est plus fort que de jouer au bouchon !

Loupart dit le Carré avait entendu. Il répondit sans rien perdre de sa belle assurance, tout au contraire :

— Plus fort, en effet ! vous allez piger...

Les agents étaient restés sur le seuil de la porte, le Carré se tournant vers eux :

— Merci, messieurs, dit-il de son ton le plus aimable. Je vous suis reconnaissant de m’avoir reconduit jusqu’ici, maintenant je ne crains plus rien, permettez-moi de vous offrir un verre.

Les deux sergents de ville qui ne sortaient point de la pénombre, parurent hésiter un instant. La timidité l’emporta. Ils prirent congé.

Joséphine s’était levée. Galant avant tout, le Carré déposa tendrement sur les lèvres de sa maîtresse, un long baiser d’amour.

Cette démonstration solennelle achevée, Loupart s’expliqua :

— Ouais... donc, les zigues, au moment où je me ramenais, les deux mains dans les poches, en rêvant à ma gerce, voilà t’y pas que la rafle se met à passer. Très poliment j’ai demandé à deux flics du dix-neuvième qui faisaient leur quart, de me raccompagner jusqu’à chez moi !... censément que j’avais le trac, que je leur ai dit... Et voilà !

Ce fut un éclat de rire... Mais Loupart se dérobant aux amabilités de l’entourage, d’un geste avait invité les consommateurs à ne plus s’occuper de son importante personne.

Il interrogeait Joséphine :

— De quoi qu’y retourne, la môme ?

La fille, à voix basse, racontait la conversation qu’elle venait d’avoir sur le boulevard Magenta avec le bourgeois qui la prenait pour une petite ouvrière.

Le Loupart approuvait de petits hochements de tête.

Lorsqu’il sut que le rendez-vous était fixé au samedi, l’apache grommela :

— Bougre de bougre ! faudra s’grouiller. Y a du boulot cette semaine, à pas savoir où donner de la tête... Y a du bon, y a du bon ! Mais... on en recausera, vu qu’il tombe ce soir du plus urgent... Toi qui as une belle écriture, ma coqueluche, c’est le moment de le montrer. Justement, j’ai une lettre à faire, allons prends une plume, de l’encre, et gratte-moi sur le papier ce que je m’en vais te dégoiser.

À mi-voix, le Carré dictait :

« Monsieur,

« Je ne suis qu’une pauvre fille, mais j’ai des sentiments et de l’honnêteté, autrement dit, je n’aime pas voir faire le mal autour de moi et si vous m’en croyez, vous aurez, au reçu de cette lettre, l’œil ouvert sur quelqu’un que je connais et qui me touche de près. Peut-être que les agents vous ont informé déjà que j’étais la maîtresse d’un nommé Loupart, dit le Carré ? Ça je ne cherche pas à le cacher, et même je m’en vante. Bref, il faut que je vous dise, voici ce que j’ai appris et je vous jure sur la tête de ma mère que c’est la vérité; eh bien le Loupart va faire un sale coup…

Joséphine s’interrompit d’écrire :

— Ah ça, demanda-t-elle, qu’est-ce qui te prend ?

— Brode et t’occupe pas...

— Ça va pas faire des ennuis ? dit-elle ; je ne comprends rien à ce que tu racontes !

— Parbleu, répliqua le Loupart, je l’espère bien !...

— Mais, insista Joséphine, c’est-y vraiment vrai que tu vas faire un sale coup ?

— C’est pas des choses qui te regardent avait conclu sèchement Loupart et Joséphine, docile, remettant à plus tard le soin d’assouvir sa curiosité, invita son amant à poursuivre :

— Alors, vas-y ! fit-elle, résignée.

Le Carré ne répondit pas.

Il regardait depuis quelques instants le groupe formé par Ernestine, ses petits jeunes gens et le généreux Sapeur qui, pour la seconde fois de la soirée, offrait un saladier de vin chaud.

— Oui, expliquait Ernestine à Mimile, cependant que le Sapeur hochait la tête en signe d’approbation, oui, le Barbu est comme qui dirait le Chef de la bande des Chiffres, après le Loupart, bien entendu ! Les Chiffres, pas vrai, Sapeur, c’est une façon de se reconnaître. Pour être de la bande au Barbu, il faut avoir dégringolé au moins une fois son pante. Celui qui en est à sa première affaire sérieuse, se désigne sous le numéro 1, ceux qui ont deux refroidis à leur compte ou trois, prennent pour blaze 2 ou 3.

— Alors ? interrogea Mimile, Riboneau que l’on vient de condamner et qu’on appelait sept, cela veut dire...

— Cela veut dire qu’il en a dégommé sept !

En quelques questions brèves, le Carré se renseignait sur Mimile.

L’éphèbe, sans doute, lui avait fait bonne impression, car lorsque leurs regards se furent croisés, Mimile crut voir dans les yeux du Carré, qu’il fixait avec admiration, un éclair de sympathie...

Joséphine insistait :

— Et alors, Loupart, quoi qu’il faut que je mette encore sur la lettre ? Pourquoi t’es-tu arrêté ? C’est-y à cause de moi ?

Répondant, enfin, à la question de sa maîtresse, le Carré, soudain, bondit sur sa chaise, prit une bouteille à demi pleine et la lança à la volée dans un geste de colère sur le sol du cabaret où elle se brisa et il hurla :

— C’est à cause des mouches que je m’arrête !... ah ! nom de Dieu ! quand est-ce qu’on les crèvera tous ? et d’ailleurs, j’en ai marre, poursuivit-il en toisant la grande Ernestine, de toutes ces giries, de toutes ces manières. Faut voir à calter d’ici et tout de suite, autrement il y aura du vilain !

Sournoise, l’œil injecté, les poings crispés de rage, mais le dos plié dans une attitude de soumission résignée, la fille lentement se disposa à obéir. Elle savait que le Carré était le maître, qu’il ne s’agissait point de s’élever contre sa volonté. Le Sapeur, lui-même, ramassait sa monnaie, haussant les épaules, peu désireux d’avoir une histoire et appelant du geste son camarade Nonet, sortait à son tour.

Toutefois, le jeune Mimile était devenu blême. Instinctivement il avait fouillé dans sa poche. Mimile, seul de son groupe semblait résolu à tenir tête au Carré. Le père Korn, craignant que la discussion ne s’envenimât et voyant qu’une partie des consommateurs penchaient pour la conciliation, encourageait l’exode du groupe d’Ernestine.

— Le Sapeur ! murmura dédaigneusement Loupart, lorsque celui-ci fut dehors, c’est plutôt La Peur, qu’il faudrait l’appeler ! Mais soudain le bras du Carré s’abattit sur l’épaule de Mimile.

— Reste ici, petit ! ordonna Loupart, tu m’as l’air crâne, viens avec nous...

Instantanément Mimile changea de physionomie.

— Ah ! balbutia-t-il, ah ! Loupart, c’est-y que tu voudrais de moi dans la bande des Chiffres ?

— Des fois ! répliqua énigmatiquement le Carré... Faudra voir à en causer avec le Barbu... et pour commencer, petit, les Bat’ d’Af’, c’est pas fait pour toi ! faut rester ici !

Loupart recommençait sa dictée à Joséphine...

Cependant, les dernières paroles du Carré avaient été entendues par le Sapeur et Nonet, alors que pitoyablement, ils quittaient le cabaret.

Lorsque la grande Ernestine se fut éloignée, entre les deux petits jeunes gens, que Loupart n’avait pas daigné associer à l’honneur fait à Mimile, le Sapeur et Nonet se regardèrent, puis, comme ils descendaient rapidement la rue de la Charbonnière, pour gagner le boulevard de la Chapelle, Nonet demanda :

— Eh bien, chef, que pensez-vous de cette soirée ?

— Pas grand-chose ! un insoumis à faire boucler dans quelques jours, et nous sommes brûlés par le Carré.

— Pourquoi ne pas avoir ramassé tous ces gaillards-là ?...

— Vous en parlez à votre aise, Léon, que voulez-vous faire à deux contre vingt ? c’est pas des coups à risquer pour trois cents francs par mois ?

Pendant ce temps au milieu de la salle enfumée du Rendez-vous des Aminches, Joséphine écrivait toujours sous la dictée du Carré :

... « Je sais, monsieur, que Loupart sera demain à sept heures du soir chez Carmel le marchand de vins que vous connaissez bien, qui se trouve à droite en montant le faubourg Montmartre, avant d’arriver rue Lamartine ; c’est de là qu’il se rendra chez ce docteur Chaleck pour cambrioler le coffre-fort. Je ne veux pas accuser mon amant plus qu’il ne le mérite et s’il s’agissait simplement de prendre l’argent dans ce coffre qui est disposé, comme je vous l’ai dit, au fond du cabinet de travail, face à la fenêtre, dont le balcon donne sur le jardin, je ne me mêlerais pas de cette affaire, mais probable qu’il y aura du plus vilain, rapport à une femme. Je ne peux pas vous en dire mieux, vu que c’est tout ce que je sais ; faites-en votre profit et, pour l’amour de Dieu, que Loupart ne sache jamais que cette lettre vous est adressée par celle qui signe :

« Votre servante respectueuse... »

— Ah ça ! s’écria Joséphine, as-tu donc perdu la tête ? Loupart, tu as bu, je suis sûre que tu as bu !...

— Signe, que je te dis !...

Et comme la jeune femme, fascinée, achevait de tracer de sa grosse écriture inhabile les dernières lettres de son nom... Joséphine Ramot...

— Maintenant, poursuivit son amant, mets sur l’enveloppe...

Le Carré se tut.

Du fond de la salle un signe lui avait été fait par le Barbu :

— Qu’y a-t-il ? demanda Loupart, agacé d’être interrompu...

Le Barbu s’approcha, et, tout bas, lui murmura à l’oreille :

— Te fâche pas mon vieux, c’est des affaires importantes ; la combinaison de l’homme des quais marche bien... pour la fin de la semaine, samedi au plus tard...

— Dans quatre jours alors ? observa le Carré...

— Dans quatre jours.

— C’est bon, déclara l’amant de Joséphine, on sera prêt... La poire est grosse à ce qu’il paraît ?...

Le Barbu, jetant un coup d’œil du côté de la table qu’il venait de quitter, confia :

— Le Tonnelier m’a dit qu’il s’agissait au moins de cinquante mille...

Loupart hocha la tête ; sans ajouter un mot, il écarta du geste le Barbu, puis revenant à Joséphine, il reprit :

— Mets sur l’enveloppe :

Monsieur Juve, Inspecteur de la Sûreté, à la Préfecture de Police, Paris.